L’archet vibrant de Christian Ferras
Christian Ferras – The Complete HMV & Telefunken Recordings
Bach, Bando, Beethoven, Berg, Brahms, Bruch, Chausson, Debussy, Enesco, Fauré, Franck, Lalo, Mendelssohn, Mozart, Ravel, Tchaïkovski
Christian Ferras, violon
Pierre Barbizet, piano, Quatuor Parennin,
Enregistrements : Paris, Londres, Hambourg, 1953-1968
13 CD Warner Classics ICON 0190295763084
Le 14 septembre 1982, accaparé par la mort de Grace de Monaco, le monde musical pleurait l’un de ses prodiges de l’après-guerre, le violoniste français Christian Ferras, 49 ans, qui, après des années de dépression, venait de mettre fin à ses jours en se défenestrant. En 2012, pour les trente ans de sa disparition, Deutsche Grammophon publiait un coffret de 10 CD intitulé l’Art de Christian Ferras. Warner se devait donc à son tour de célébrer un artiste qui s’est partagé au studio pour l’essentiel entre Universal et EMI.
C’est chose faite dans la collection ICON, qui adjoint à l’intégralité des gravures EMI les bandes Telefunken des années 1950. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette somme documente la pleine maturité du violoniste, du milieu des années 1950 à la fin des années 1960. Car Christian Ferras, c’était avant tout une extrême sensibilité perceptible dans un vibrato ardent, mais aussi une grande simplicité, un refus des effets, de l’esbroufe, un archet qui chante comme peu d’autres.
Scrutons donc ces 13 CD consacrés pour presque une moitié aux concertos, majoritairement enregistrés à Londres avec le Philharmonia et des chefs jamais stars mais le plus souvent satisfaisants. Walter Süsskind est le contre-exemple, qui fait sonner l’un des fleurons symphoniques européens de manière mate et brouillonne, sans couleur latine dans la Symphonie espagnole de Lalo, ou dans un Premier Concerto de Bruch parfois poussif.
Rien de tel avec Constantin Silvestri, intense dans un Mendelssohn aux zones d’ombres inédites, aux tourments accentués, et dans un Tchaïkovski défiguré par une incompréhensible coupure dans chaque mouvement rapide et à l’énergie plus éparpillée chez un interprète pourtant à poigne comme le maestro roumain, auquel n’a rien à envier le geste cassant de Paul Kletzki à la baguette du Double concerto de Brahms avec Paul Tortelier.
Mention spéciale toutefois pour la tenue et l’élégance très britanniques de Sir Malcolm Sargent dans un magnifique concerto de Beethoven, largement préférable à la gravure DG avec Karajan. Un enregistrement symptomatique de l’activité sans sommeil du violoniste, qui ne baisse jamais la garde, pas une phrase anodine, chaque intervention éclairée d’une intensité absolue culminant dans une cadence (version Kreisler) inouïe de ferveur.
De ce côté de la Manche, on réécoutera avec plaisir l’accompagnement très dru d’André Vandernoot à la tête d’une Société des concerts colorée dans le Quatrième et surtout le Cinquième Concerto de Mozart, avec son refrain de cordes très agrippé dans l’Allegro final, sans oublier le Concerto à la mémoire d’un ange de Berg avec Georges Prêtre, très accessible, d’un lyrisme continu, d’une magnifique lumière à travers les ténèbres, dans la même esthétique chambriste qu’un Kammerkonzert en petites touches typiquement françaises loin de toute abstraction.
En musique de chambre, avec le compagnon de route Pierre Barbizet, plus vieux de onze ans que Ferras, on retrouve la Troisième Sonate de Brahms issue du legs Teldec, d’une finesse de traits inimaginable et d’un ton presque tzigane, mais aussi et surtout la célèbre intégrale des sonates de Beethoven (1958), référence qui n’a rien perdu de sa fraîcheur, de sa qualité de chant et de son sens des proportions, dans un dialogue complice servi au plus près par une prise de son très claire, presque surexposée, qui fera réévaluer le remake stéréo de la Première Sonate (1962), rondement enregistrée et plus apollinienne encore. On écoutera aussi avec beaucoup d’intérêt la première gravure (Hambourg, 1953), de la sonate le Printemps, nettement plus mélancolique qu’en 1958 où l’enthousiasme du violoniste se trahit dès sa première tenue, presque écourtée devant l’impatience de jouer.
De ce côté-ci du Rhin, même abondance de merveilles à nouveau avec Barbizet, au premier rang desquelles le Concert op. 21 de Chausson avec le Quatuor Parrenin, référence pour l’éternité, ainsi que les deux sonates de Fauré (en deux versions pour la Première), au modelé expressif exemplaire, une sonate de Franck en rêverie quasi fauréenne, tout sauf germanisante – le toucher d’estampe du piano –, sans oublier une sonate de Debussy instable et angoissée. Dans la musique française, l’un des deux sommets de la montagne, gravi de l’autre versant par l’archet plus classique d’Arthur Grumiaux.
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