Intégrale Schumann Dana Ciocarlie |
Pérégrinations schumanniennes
Robert Schumann (1810-1856)
Intégrale live de l’œuvre pour piano seul
Dana Ciocarlie, piano
Enregistrements : Palais de BĂ©hague, Paris, 2012-2016
13 CD La Dolce Volta LDV 179.1
Après avoir déjà salué en début de mois le travail de La Dolce Volta, nous tenons à mettre cette fois en exergue l’un des projets les plus ambitieux du label : la captation en concert à Paris d’une intégrale de la musique pour piano solo de Schumann, entreprise bien plus périlleuse qu’une intégrale des sonates de Beethoven ou du piano de Chopin en ce qu’elle nécessite pour l’interprète l’exploration de pans entiers d’un répertoire rarement pratiqué.
Car sorti du Carnaval, de l’Arabesque, des Papillons, des Scènes d’enfants, de la Fantaisie, il reste une grande part de l’iceberg encore immergée, aucun des immenses pianistes du XXe siècle ne s’étant frotté à l’intégrale, qui n’existe au disque que sous les doigts de Karl Engel, Reine Gianoli, Peter Frankl, Jörg Demus ou plus récemment Éric Le Sage, avec une petite préférence de l’auteur de ces lignes pour le quatrième.
C’est dans le cadre intime du Palais de Béhague, siège de l’ambassade de Roumanie, que Dana Ciocarlie, née à Bucarest en 1968 mais expatriée depuis les années 1990, élève de Merlet et Pludermacher, pédagogue recherchée au Conservatoire de Lyon et à l’École normale Cortot, a donné ses quinze concerts étalés entre mars 2012 et octobre 2016. Des sessions magnifiquement enregistrées par François Eckert, sans l’ombre d’un bruit de salle, sur des Yamaha CFX dont la rondeur et la couleur laissent pantois alors que nous n’aimons en général guère les pianos japonais dans ce répertoire.
La bonne nouvelle est par ailleurs que la pianiste situe Schumann nettement plus dans le sillage de Schubert et de la pratique domestique du piano qu’en anticipation de l’instrument symphonique et du grand concert moderne à la Liszt. D’où une approche qui fait la part belle à l’intériorité (Andantino de la Troisième Sonate), presque plus Eusebius que Florestan, avec un rubato à peine perceptible, merveilleusement intégré à la ligne, et un toucher toujours subtil, sachant nuancer et phraser dans l’infiniment petit pour mieux conférer du relief aux passages éclatants.
Loin d’un murmure univoque, il n’y a qu’à écouter la manière dont résonne la table d’harmonie dans les grandes nappes qui ouvrent la Sonate op. 11 ou le Finale du Carnaval de Vienne pour comprendre que Ciocarlie sait jouer de manière physique quand il le faut. Mais elle a surtout parfaitement intégré le vague à l’âme, la cyclothymie du compositeur romantique, ses zones d’ombres menaçant toujours les bouffées de bonheur et son instabilité constante de l’humeur, cernée avec beaucoup de justesse psychologique.
Hors des sentiers battus, elle illumine les rythmes vifs des Klavierstücke op. 32 d’une parfaite synthèse entre rigueur et fantaisie, de même qu’elle alterne idéalement un toucher vif-argent et des attaques au fond du clavier qui siéent aux Intermezzi op. 4 et aux Romances op. 28. Jusque dans les piégeuses Novelettes op. 21, on est conquis par un art du staccato sans crispation rare jusque sous les doigts les plus diaboliques. Aucun des « suppléments » des grands cycles ne manque à l’appel, occasion rêvée d’écouter l’inénarrable Danse de l’ours de l’Album pour la jeunesse.
Dans les grandes allées, Ciocarlie ne démérite non plus à aucun moment, tant dans l’art de la miniature que dans la grande forme, jamais banale dans la Fantaisie ou les Études symphoniques, détaillant avec un magnifique art du clair-obscur les Scènes d’enfants, les Kreisleriana et surtout les Scènes de la forêt – merveilleux Oiseau prophète. Personne ne jettera à la poubelle les grandes interprétations de Sofronitzky, Richter, Cortot, Nat, Arrau, Kempff… mais voilà une intégrale où les tubes tiennent la route avec une homogénéité rare, ce qui place ce joli coffret rouge de 13 CD en tête de la discographie.
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